Je reviens d’un voyage à l’Arche de Jean Vanier en France, où celui-ci fondait en 1964 la première communauté d’un réseau d’accueil de personnes vivant une déficience intellectuelle.
Je venais retrouver mon filleul qui n’en a peut-être plus pour longtemps à vivre, et saluer des accompagnateurs avec qui j’ai gardé de solides liens depuis les années 1975-76. J’y avais découvert un mode d’implication qui a changé la trajectoire de ma vie pour la suite.
J’ajoute ma parole à ce que les médias en ont rapporté, d’une part pour rassurer les gens tentés de perdre confiance dans la valeur de l’Arche — un concept d’accompagnement que je considère toujours aussi valable, et plus que jamais nécessaire à notre époque.
D’autre part, j’aimerais saisir l’occasion d’offrir une hypothèse de compréhension utile à notre propre quête de sens, face à la question qui nous a tous tenaillés ici : comment un leader spirituel considéré aussi inspiré qu’inspirant a-t-il pu se laisser aller à des abus sur des personnes ? Je ne viens pas juger, je cherche à comprendre.
→ Dans l’intuition du modèle de l’Arche, Jean avec d’autres venaient renouveler bien des façons traditionnelles de prendre en charge ceux qu’on étiquette de déficients mentaux. Ce concept tient à une conviction : la valeur sacrée de toute personne aux yeux de la Vie. Avec le temps, l’Arche est devenu indépendant de son fondateur. On dénombre aujourd’hui 154 de ses communautés dans 38 pays à travers le monde.
J’ai vécu dans la maison où Jean Vanier s’était installé, à Trosly-Breuil. Il était devenu Jean simplement, un ami — qui m’a plus d’une fois témoigné de sa fidélité au fil des ans, même après mon retour au Québec. J’y avais partagé une vie de foyers et d’ateliers où on compte les uns pour les autres, où on invite les personnes à dépasser leurs limites et à contribuer elles aussi.
Ma vie allait prendre une tournure inédite : parti seul à l’âge de 26 ans, j’ai rencontré ma compagne à l’Arche, nous nous y sommes mariés. Nous revenions au Québec avec deux enfants : l’un handicapé, l’autre nouveau-née …bien décidés à nous engager au nom de ces valeurs fortes pour redonner une espérance à des enfants qui en ont manqué.
« Ton saint est une crapule»
Imaginez le choc, à mon arrivée, quand on m’apprend que des révélations d’abus sexuel incriminent Jean Vanier, entraîné par l’aumônier qui lui avait fait découvrir le monde des personnes déficientes, et même devenu son mentor spirituel. Les enquêtes n’ont révélé aucune trace d’abus sur des personnes déficientes. Mais auprès d’assistantes vulnérables oui, subjuguées par son aura de saint vivant, et soumises à un secret maintenu durant des années. Des blessures pour la vie.
Sur le moment, un long silence intérieur me gagne…
Les amis de l’époque rencontrés, certains encore très impliqués dans l’Arche, se montrent consternés; certains se sentent trahis.
Comment reconnaître une même personne dans ses deux extrêmes ?… Surtout, quoi en apprendre ?… J’ai fouillé dans mes notions de psychologie, interrogé mes points d’appui spirituels.
À quoi comparer la situation ?
De façon inattendue, deux événements me traversent alors l’esprit.
D’abord l’attentat survenu à la mosquée de Ste-foy à Québec, début 2017 : les explications livrées par les médias me laissaient sur ma faim. Un imam avait présenté le meurtrier comme une victime lui aussi : ce jeune s’était trouvé écrasé par le poids de son expérience, ne s’était pas senti compris de l’entourage, se réfugiait dans un monde imaginaire — dans son cas pour accuser la vie et le reste du monde de son sort… Rien à voir avec Jean Vanier, vous me direz …à moins qu’on cherche du côté de l’amour de soi ?…
Je repense ensuite à Etty Hillesum, dont le journal intime Une vie bouleversée (1941-43) m’a passionné . D’origine juive, cette jeune femme de 27 ans raconte son quotidien, jusqu’à ce qu’elle devienne prisonnière du camp de Westerbork et soit déportée au camp d’Auschwitz, où elle mourra. Elle soutient de plus en plus d’autres Juifs happés par la Gestapo, écoute leurs angoisses …sans perdre son sens de la beauté, sa gratitude envers la vie …alors que tout s’écroule autour !
Quel était son secret ?… Son journal témoigne d’une femme qui a aimé la vie, s’est permis par exemple d’explorer la sexualité hors des conventions. On ne lui voit pas de sentiments de manque — ceux qui subtilement peuvent donner envie de se payer de sa générosité. Plutôt, une force intérieure qui l’immunise au milieu des drames. Du coup, son témoignage nous gagne, devient crédible.
Servons-nous avec bonheur ?…
J’ai repensé à mon propre héritage religieux : les textes me parlaient d’un Dieu qui m’aime; d’un Christ qui m’invite à aimer l’autre comme moi-même. Mais c’était souvent démenti par des prêches qui alimentent la peur d’être jugé, valorisent le sacrifice, voient du péché partout, surtout dans la sexualité …bref par une morale où on a du mal à retrouver la vie comme un cadeau à savourer. Dieu signerait-il tout ça ?… J’ai dû entreprendre bien des décapages par la suite.
Jean Vanier était de cette époque; en a-t-il été marqué ? En tout cas la spiritualité des groupes religieux qui l’entouraient me parlait souvent d’un univers rapetissé : s’oublier pour les autres; plaire à Dieu, si possible par le célibat; passer vite sur ses propres besoins d’affection, se taire ses pulsions érotiques …sauf au confessionnal. Alimente-t-on là une rivière souterraine qui devra se chercher une issue ?…
Explorer l’ombre et la lumière : aussi nécessaires l’un que l’autre ?
À l’échelle universelle, notre exploration de la conscience serait-elle un grand théâtre où nous finirons par avoir joué tous les rôles — aussi bien le bon, la brute que le truand ?…
C’est ce que laissait entendre Stefan Zweig, dans son autobiographie Le monde d’hier, publié au cœur de la dernière guerre mondiale : « Toute ombre, en dernier lieu, est pourtant aussi fille de la lumière et seul celui qui a connu la clarté et les ténèbres, la guerre et la paix, la grandeur et la décadence a vraiment vécu. »
C’est ici que peut nous aider le fait de voir l’expérience humaine comme une illusion de séparation — par exemple entre l’amour de soi et celui des autres. Notre défi serait d’apprendre à apprivoiser ce qui semble s’opposer, sous peine de rester tiraillé entre ses besoins primaires et son désir sincère de servir une cause. Se pourrait-il alors qu’on soit tenté de se récompenser de sa générosité en profitant de son ascendant sur des personnes vulnérables ou en recherche ? Et si on est tombé dans le piège, tenté de sauver à tout prix la communauté qu’on a fondée, au prix de garder silence sur des égarements passés ?…
Mais l’Humanité a entrepris une montée de conscience sans précédent. La vérité se fait sur tout : nos valeurs sûres comme nos impasses. Tout demande d’être accueilli, puis lentement pardonné : à soi, à l’autre.
Chacun de nous garde la responsabilité de ses actes. Toutefois, ce que nous avons vécu dans l’amour est acquis pour toujours, j’en suis sûr. Le reste, source de douleur, va rester derrière.
Tous ces gens qui ont fait d’un égarement un tremplin…
J’ai une grande amie, Cécile. Âgée de 90 ans comme Jean Vanier, elle a consacré toute sa vie adulte « au Seigneur », comme elle dit. Elle m’a amené un peu plus loin encore à comprendre la dynamique de certaines personnes profondément engagées. Elle me citait l’épisode de l’Évangile où Jésus annonce à Pierre qu’il le reniera trois fois. Pierre a pris du recul sur cet événement. Est-ce ce qui lui fera un jour devenir le premier animateur d’une communauté humaine devenue millénaire ensuite ?…
Je reviens à mon ami Jean. Les faits qui lui ont été reprochés remonteraient en fait loin derrière, à l’âge de 27-30 ans m’a-t-on dit. Après avoir écouté mon amie Cécile, il me revient l’image du Bon larron de notre héritage chrétien. À cause d’un instant d’amour vrai, il se serait fait dire en croix «Aujourd’hui même tu seras avec moi au Paradis».
Se peut-il que l’égarement qu’on reproche avec raison à Jean Vanier, ait débouché pour lui sur une prise de conscience décisive, au point qu’il consacrera le reste de sa vie à se donner auprès des personnes hyper-handicapées et à en témoigner — ce que le reste du monde lui reconnaît.
Oui, j’ai mon idée sur les paroles avec lesquelles Jean a été reçu de l’Autre côté…
Denis Breton
Merci Denis pour cette “confession” (qui n’a rien d’un confessionnal !) (…) Serviteurs “ordinaires”, nous sommes tous de simples pèlerins sur des chemins divins…
Conserve les bons souvenirs de ton mentor, Jean Vanier et laisse passer le reste. En chaque être, il y a des éléments merveilleux et des éléments de questionnement. Il s’agit de rester centré sur les bons côtés de chaque être …ce qui n’est pas toujours évident cependant.